Introduction

En matière de gouvernance d’entreprise, il est généralement reconnu que les sociétés par actions sont largement contrôlées par leurs administrateurs et leurs dirigeants.  Toutefois, les actionnaires, par le biais de divers mécanismes, notamment les droits de veto et les catégories d’actions à vote multiple, tendent à s’approprier le pouvoir et à l’éloigner des administrateurs. Il en résulte une zone grise en matière de responsabilité. Une interprétation classique des droits et obligations d’un actionnaire suggère qu’il n’est pas obligé de prendre en compte les intérêts autres que les siens lorsqu’il exerce ses droits d’actionnaire. Néanmoins, étant donné l’autorité qu’exercent certains actionnaires, les intérêts d’autres parties prenantes pourraient devoir être pris en considération.


Administrateurs et actionnaires : survol de la situation actuelle

Les administrateurs ont un devoir de loyauté bien documenté qui exige qu’ils tiennent compte des meilleurs intérêts de la société et qu’ils fassent preuve du soin, de la diligence et de la compétence dont ferait preuve une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances lorsqu’ils prennent des décisions. Les « meilleurs intérêts de la société » comprennent les intérêts d’un large éventail de parties prenantes de la société, comme les actionnaires, les employés, l’environnement et les intérêts à long terme de la société.

Comme les administrateurs, les actionnaires ont des droits et des pouvoirs accordés par la loi et ont souvent d’autres droits qui sont négociés et généralement inclus dans une convention unanime entre actionnaires. Contrairement aux administrateurs, les actionnaires ne sont pas liés par une obligation fiduciaire formelle envers la société. Ils peuvent agir et prendre des décisions dans leur seul intérêt et rien ne les empêche de privilégier leurs intérêts à court et à long terme.

 

L’exercice des pouvoirs détenus par le conseil

L’article 146(5) de la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA), stipule ce qui suit : « [d]ans la mesure où une convention unanime d’actionnaires (CUA) restreint les pouvoirs des administrateurs de gérer ou de superviser la gestion des affaires commerciales de la société, les parties à la CUA qui se voient confier [ces pouvoirs] ont tous les droits, pouvoirs, devoirs et responsabilités d’un administrateur […][1]. » On trouve des dispositions similaires à l’article 108(5) de la Loi sur les sociétés par actions de l’Ontario[2] (LSAO) et à l’article 214 de la Loi sur les sociétés par actions[3] (LSA) du Québec.

Dans certains cas, l’exercice d’un droit de veto par les actionnaires peut limiter la capacité d’un conseil d’administration à agir dans le meilleur intérêt de la société. Par exemple, il n’est pas rare que les investisseurs privés se voient accorder le droit d’empêcher les administrateurs d’émettre des actions, de recruter et de révoquer des dirigeants, de déclarer des dividendes, d’approuver des fusions, etc. En exerçant ces droits de veto, les actionnaires agissent généralement dans leur seul intérêt.

Paul Martel explore brièvement la question en soulevant l’existence de cette zone grise dans le transfert de responsabilité découlant des devoirs des administrateurs vers les actionnaires, dans les situations où il y a contrôle indirect des actionnaires par droit de veto, par exemple[4].

Bien que la jurisprudence soit limitée dans ce domaine au Québec et au Canada, du côté américain la décision la plus pertinente en la matière est peut-être Skye Mineral Investors, LLC v. DXS Capital Limited[5]. Dans cette affaire, la Cour de chancellerie du Delaware a évalué une situation dans laquelle les actionnaires minoritaires de Skye Mineral ont orchestré un plan pour mener la société à la faillite. La première étape du plan consistait à utiliser, de manière abusive et de mauvaise foi, leur droit de veto élargi accordé dans la convention d’actionnaires, afin d’empêcher l’accès à tout financement pour la société. La deuxième étape du plan des actionnaires minoritaires était de racheter les actifs de la société pour une petite fraction de leur valeur réelle.

Le tribunal du Delaware a jugé qu’il était raisonnablement concevable que les deux actionnaires minoritaires de Skye Mineral aient intentionnellement utilisé leurs droits de veto contractuels pour nuire à la société, et ainsi accroître leur propre influence à leurs propres fins. Cette décision implique que les membres minoritaires qui exercent un droit de veto peuvent se retrouver dans la position inattendue de violer des obligations quasi-fiduciaires puisque ce sont eux qui sont assis sur le siège du pouvoir au sein de la société.

En outre, la Cour n’était pas très enthousiaste quant aux conséquences négatives découlant du fait de permettre aux actionnaires minoritaires de promouvoir leurs propres intérêts au détriment des meilleurs intérêts de la société et, ce faisant, de nuire potentiellement aux employés, à l’environnement, à la société et aux autres parties prenantes. Ainsi, une considération clé pour la Cour était de savoir s’il y avait un abus de pouvoir flagrant de la part des actionnaires minoritaires – la réponse à cette question étant le facteur déterminant de leur décision.

Dans l’affaire Superior Vision Services, Inc. c. ReliaStar Life Insurance Corporation[6], la convention d’actionnaires de Superior Vision interdisait explicitement le versement de dividendes aux actionnaires. Toutefois, cette obligation contractuelle pouvait être levée si les deux tiers des actionnaires votants acceptaient de renverser cette interdiction. L’actionnaire minoritaire, ReliaStar, détenant 44 % des droits de vote de Superior Vision, a opposé son droit de veto à la décision de renverser cette interdiction et a été poursuivi par les autres actionnaires. Les actionnaires lésés ont fait valoir qu’en refusant, à plusieurs reprises, de lever l’interdiction de verser des dividendes, ReliaStar était en position de « contrôle réel » et avait donc une obligation fiduciaire en tant que véritable « contrôleur » de la société. N’ayant aucune raison valable de refuser le paiement des dividendes, ReliaStar a violé son obligation fiduciaire et n’a pas exercé son droit de vote de bonne foi.

Toutefois, la Cour de chancellerie du Delaware n’a pas admis que le refus d’un actionnaire minoritaire de voter en faveur d’une proposition était un exemple d’exercice d’un « contrôle réel » sur la société. Par conséquent, il n’avait pas d’obligation fiduciaire envers la société. Il a été décidé que l’exercice du blocage d’une décision spécifique représente des pouvoirs limités qui ne relèvent pas du « contrôle » d’une société. En outre, la Cour a déclaré que l’exercice par un actionnaire d’un droit dûment obtenu n’implique pas automatiquement la création d’une obligation fiduciaire envers la société. A contrario cependant, cela présuppose que dans certaines circonstances, un droit de gouvernance peut créer des obligations fiduciaires. Ce raisonnement s’alignerait également de façon cohérente avec les dispositions de la LCSA[7], de la LSAO[8] et de la LSA[9] mentionnées précédemment.


Conclusion

Les tribunaux en Amérique du Nord n’ont pas associé la détention d’un droit de veto à une obligation fiduciaire envers la société, et c’est à juste titre, à notre avis. Le principe général de la responsabilité limitée des actionnaires n’est certainement pas remis en question et est au cœur de la théorie de la société par actions. En outre, les doctrines de la bonne foi et de l’abus de droit peuvent également constituer des lentilles utiles à partir desquelles évaluer les droits des actionnaires disposant d’importants pouvoirs décisionnels, bien qu’une telle analyse n’ait pas été au centre de notre examen. L’hypothèse dominante est que les administrateurs et les dirigeants sont les décideurs ultimes d’une société, alors que des mécanismes tels que les droits de veto montrent comment le pouvoir peut être transféré aux actionnaires. L’interaction entre le pouvoir décisionnel des actionnaires et des administrateurs continue d’être une épine dans le pied des sociétés par actions, comme récemment démontré par le très public litige Rogers[10].

Un autre élément peut soulever des questions : un actionnaire peut se retrouver dans l’eau chaude pour ne pas avoir respecté une obligation qu’il a possiblement envers la société et dont il ignorait l’existence lorsqu’il a bloqué une décision des administrateurs en exerçant un droit négocié. Si les actionnaires utilisent les pouvoirs qui leur sont accordés pour contrôler les décisions du conseil d’administration, ils doivent probablement tenir compte des meilleurs intérêts de la société.

Il est peut-être insensé de penser que les intérêts des parties prenantes peuvent être protégés de manière adéquate contre les jeux de pouvoir qui se produisent entre les actionnaires et les administrateurs. Il est toutefois nécessaire d’examiner quel devoir de diligence un actionnaire peut avoir à l’égard d’une étendue plus large de parties intéressées lorsqu’un actionnaire a, de facto, écarté le conseil d’administration en tant que décideur. Le risque pour la réputation des sociétés par actions et de leurs fondements ne doit pas être sous-estimé si les actionnaires qui exercent des pouvoirs, autrement détenus par le conseil d’administration, le font uniquement dans leur propre intérêt.

 

Thomas Laporte Aust
Marie Kiluu-Ngila
Félix Cardin

[1] Art. 146(5), Loi canadienne sur les sociétés par actions L.R.C. (1985), ch. C-44.
[2] Art. 108(5), Loi sur les sociétés par actions de l’Ontario L.R.O. 1990, chap. B.16.
[3] Art. 214, Loi sur les sociétés par actions chapitre S-31.1.
[4] Paul Martel and Luc Martel, « Les conventions entre actionnaires : une approche pratique », Wilson & Lafleur, 12e éd. (2017), Partie II, Ch 15, p.390-391.
5]  Skye Mineral Investors, LLC v. DXS Capital (U.S.), C.A. No. 2018-0059-JRS.
[6] Superior Vision Services, Inc. v. Reliastar Life Insurance, C.A. No. 1668-n.
[7] Supra note 1.
[8] Supra note 2.
[9] Supra note 3.
[10] Pete Evans, « Edward Rogers wins major court battle for control of family-run telecom giant », (5 novembre 2021), en ligne : < https://www.cbc.ca/news/business/rogers-court-ruling-1.6239278 >.